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dimanche 15 janvier 2012

"LES ENFANTINES" en BLOG (11)

LA DISTRIBUTION (2)

La distribution que devait effectuer ma mère cette fois-là concernait une trentaine de thons magnifiques, pris au piège certainement depuis peu dans les mailles de CARRO, l'une des trois pointes fatidiques en Méditerranée sur lesquelles ces animaux bornés viennent régulièrement se faire décimer. Ils étaient tous d'une taille fort respectable, ce qui avait enchanté ma grand-mère, forte femme au chignon toujours prêt à se dénouer. Enfin des thons à sa main ! s'était-elle écriée fièrement avec cette pointe d'orgueil qu'arborent si aisément les gens de sang corse. Elle n'avait plus vu d'aussi belles bêtes depuis 36, et déjà les bras lui démangeaient d'attaquer la besogne.


Il fallait commencer par faire sauter la tête de l'animal en frappant d'un coup de masse en bois le grand couteau à large lame qu'on avait glissé sous une ouïe. Ce premier coup déclenchait déjà de grandes coulées de sang noir. Mais c'était pire après chaque tranche détachée par chaque coup de masse. Le thon débité en lamelles, c'était une rivière de sang et des éclaboussures rouges, noires, violettes sur le grand tablier blanc de rude toile que ma grand-mère avait passé en défense d'une poitrine avancée, qui ballottait quand elle faisait aller et venir son couteau pour tout d'abord entailler la peau de la bête, puis qui sautait sauvagement quand elle abattait sa masse dans un grondement.

Du tablier, le sang passait aux bras découverts par des manches retroussées, au cou puissant, aux mèches de cheveux qui commençaient à battre son visage. La rage finissait par prendre cette femme devenue sauvage. Elle avait commencé très tôt le matin à débiter ces énormes poissons et quatorze heures allaient passer qu'elle était toujours à agiter son couteau, à abattre sa masse.

Nous -c'est-à-dire tout le reste de la famille- attendions religieusement que l'oeuvre soit achevée pour ouvrir les portes du magasin et servir enfin la multitude des porteurs de cartes de tickets qui attendait au dehors. Insensibles aux rumeurs, au tapage, au charivari qui commençait à s'installer sur le boulevard par dehors notre sanctuaire familial, nous assistions muets au carnage.



L'absence de gardien de la paix inquiéta tout de même ma mère. Bien sûr, elle n'aurait pour rien au monde interrompu la cérémonie, mais elle m'ordonna malgré tout de me mettre en place pour entamer le découpage des tickets. Elle-même se dirigea vers les portes à battants qu'elle entrouvrit pour laisser passer un à un les prétendants au thon. Elle espérait ainsi calmer la populace.

Contrairement à ses espérances, une bousculade s'instaura pour savoir qui arriverait le premier à la porte étroite. Ce qui irrita les timides, découragea par avance les vieux, étouffa quelques-uns des enfants se trouvant par hasard dans la queue, fit se quereller les violents et battre les sans-grade.

Tout se gâta lorsqu'après quelques cartes découpées la foule s'aperçut que la distribution ne commençait toujours pas. Les gens étaient là depuis le matin, tout comme ma grand-mère d'ailleurs ; mais eux n'avaient pas de thons à découper. Une fois épuisées les rares nouvelles que l'on pouvait avoir du front de Russie ou après s'être amusé à compter combien de Juifs osaient encore sortir dans le quartier, on s'était souvenu qu'on avait faim. Peut-être l'odeur du sang répandu y était-elle pour quelque chose.


                           ... ( à suivre) .....

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