Si je dis qu'il y a un mois seulement que j'ai septante-sept ans, est-ce par coquetterie? Septante n'est pas employé en France ; nous disons soixante-dix. Alors pourquoi me mettre à utiliser ce que nous considérons ici comme un archaïsme?
Eh bien, précisément, pour marquer mon vieillissement. Celui dans lequel les autres me placent. Car, être vieux, se fabrique principalement dans le regard que les autres portent sur vous. Et ce jugement vient heurter mon sentiment, l'impression que j'éprouve à voir avancer les années avec, certes, quelques désordres, mais aussi des qualifications nouvelles ou qui se perfectionnent. Je suis, depuis plus de six mois que nous avons entrepris la rénovation complète de notre maison, un véritable travailleur manuel œuvrant sans relâche pendant huit à dix heures par jour. Ah! j'ai bien eu une crise d'arthrose abominable qui m'a empêché de marcher pendant quinze jours. Mais c'était bien parce que je n'avais pas su doser mes efforts.
L'ennui, dans le vieillissement, c'est bien le regard des autres. S'est forgée en eux une catégorisation en vogue, celle qui a cours dans les médias, dans les plans que mettent en place les services sociaux et politiques. Vous avez tel âge?
Donc vous appartenez à la catégorie des personnes du troisième âge, voire du quatrième et même plus. On ne vous définit plus en fonction de votre capacité à réaliser vos désirs. Il vous devient interdit de vous intéresser à ceci, à cela qui sont des domaines dans lesquels les jeunes s'arrogent le droit de tout savoir et vous plus rien. Vous voyez bien que vous n'êtes plus au courant, que vous avez du mal à comprendre et à accepter tels ou tels autres comportements et choix qui ne peuvent être que les attributs de la jeunesse.
Les autres, y compris vos proches, vous mésestiment, vous rangent dans une catégorie-placard, vous dénient toute aptitude. Vous êtes peu à peu dévalorisé, disqualifié. Vous n'avez qu'à dormir au coin du feu et ressasser vos gloires passées.
Alors que vieillir, s'ils savaient, est un ravissement sublime. Tout d'abord, vous devenez - les tracas de santé s'ajoutant - un
humain augmenté, c'est-à-dire un être qui est doté de prothèses, qui est scientifiquement contrôlé, évalué dans le domaine biologique. Les drogues que vous ingérez font battre votre cœur normalement, maintiennent votre tension dans les normes, régulent votre glycémie, votre cholestérol. Sur le plan intellectuel, vous avez toute votre lucidité (et le temps aussi!) de creuser le domaine musical. Vous pouvez écrire un roman et le voir être édité.
Et puis surtout vous vous émerveillez de tout! D'une enfant jouant sur son piano le
Clair de lune de Debussy que vous partagez avec elle en frémissant ensemble aux endroits de la partition qui vous rassemblent dans le même émoi. Mais tant de choses peuvent venir à vous qui êtes centré sur le monde et les autres pour réchauffer vos désirs, édifier vos projets.
Tiens, ces temps-ci, pour rompre pendant quatre à cinq jours avec le chantier qui nous happe, j'ai faim de Chambord, je veux goûter aux vins de Loire sur les bords de ce fleuve changeant au long duquel la France s'est construite.
Et je ferais la nique, depuis l'escalier extérieur du château de Blois, à tout ceux qui raisonnent par catégories, statistiques en racornissant leur cerveau par l'usage de ces trucs bidons qui les empêchent de penser, d'aimer, d'être.
Le vieux vous salue bien!