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mardi 17 janvier 2012

"LES ENFANTINES" en BLOG (12)

LA DISTRIBUTION (3)

On recommença à pousser, à taper sur les battants encore fermés, à hurler à la mort. Les grands volets de bois qui habituellement se repliaient en accordéon de part et d'autre de la devanture commençaient à flotter sur leurs charnières. Que l'on se rassure : ce n'était pas mon père qui les avait installés ; un minable menuisier peut-être qui poussait sans doute avec les autres : connaissant bien ses fermetures, il espérait quelque pillage.


Je m'étais levé, ciseaux brandis : je craignais pour ma mère, petite femme en plume, face à cette foule enhardie par la faim. On tentait en effet de replier les volets sur eux-mêmes voyant qu'ils ne pouvaient être arrachés. Et ma mère s'accrochait de chaque main aux montants qui s'écartaient toujours plus. Je connaissais sa ténacité : ils étaient capables de me l'écarteler. Il fallait rapidement trouver ce qui pouvait stopper net la folie de la foule.

Je criai, criai, comme s'il s'agissait pour moi de réinventer le fameux cri qui tue des combattants japonais. Apparemment, j'avais échoué puisque les bras de ma mère s'étaient encore allongés ! Mais ce cri n'avait tout de même pas été inutile. Au milieu du fracas des coups redoublés qu'elle donnait, par-dessus le tohu-bohu des gens déchaînés, ma grand-mère avait perçu l'appel de l'un des siens. Telle la louve avertie par télépathie que son Croc-Blanc va mourir si elle n'intervient pas !

Elle leva la tête, renifla un bon coup comme pour aspirer en une fois la sueur qui inondait son visage. D'un geste de l'avant-bras (elle gardait masse et couteau entre les mains), elle remonta une mèche de cheveux sur sa nuque. D'un seul coup d'oeil elle avait compris la scène. Il fallait qu'elle avance.

Elle avança. Les bras écartés, le couteau pointé, la masse levée. Elle arriva jusqu'au trottoir où la populace se pressait. Elle était allée jusqu'à cette limite sans un mot puis, d'un geste ample, elle écarta de ses deux coudes les battants que quelques serviles apeurés rabattaient déjà. Alors elle se mit à tonitruer, à vociférer, à jurer avec une voix d'une sonorité capitale. Les veines de son cou étaient à craquer de puissance et de force.

Y aurait-il d'autres thons à débiter maintenant ? ou bien des porcs à châtrer ? Qu'ils y viennent ceux qui voulaient en goûter de la belle poissonnière !

L'effet fut immédiat : la foule domptée redevenait troupeau. Nous pûmes travailler à battants grands ouverts. J'avais bien quelques inquiétudes encore de temps à autre devant cette multitude tout à l'heure féroce. Et j'avais beaucoup de mal à ne pas zigzaguer de trop avec mes ciseaux tremblotants.

Pour me rassurer, je ne regardais pas le bon gardien débonnaire qui était accouru tout essoufflé de son poste de paix quand on y avait appris que le calme était revenu 83 Bd Chave. Je jetais, sans trop me montrer tout de même, un oeil convaincu sur ma grand-mère, droite et poitrinante, qui surveillait, d'un couteau et d'une masse, la distribution des thons qu'elle avait découpés.



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