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samedi 14 janvier 2012

"LES ENFANTINES" en BLOG (10)

LA DISTRIBUTION (1)

Périodiquement, ma mère qui avait le banc de poisson le plus important du quartier organisait une distribution monstre. Le commissariat de la rue Abbé de l'Epée lui déléguait habituellement un agent qui assurait l'ordre et, avec l'aide de ma tante Augusta, de ma grand-mère et de quelques autres femmes de la famille, elle débitait, en une ou deux journées, plusieurs tonnes de poisson.


Thons entiers, sardines en casiers brillants, merlans à l'oeil vitreux s'entassaient tout au long du couloir qui, de l'appartement que nous habitions, menait au magasin.

C'était le temps des restrictions ou, pour parler plus franchement, du rationnement. Chaque personne avait sa carte de tickets. On avait droit à plus ou moins de sucre, à du lait ou à du vin suivant l'âge que l'on avait. De cette époque date peut-être la première prise de conscience de l'adolescence en tant que classe puisqu'elle constituait déjà le groupe alimentaire des J3 qui s'intitula ensuite les zazous, puis les yéyés, etc.

Je n'appartenais pas à cette classe privilégiée, presque aussi bien nourrie que celle des travailleurs de force dont, par contre, la conscience de classe était forcée d'être mise en veilleuse. J'étais encore enfant et catégorisé comme tel alors que je me sentais parfaitement digne d'être adulte puisque j'en avais certaines fonctions. N'était-ce pas moi qui découpais dans le vif des cartes de rationnement ce qu'il fallait de tickets pour avoir droit à un quart de centième de tranche de thon ou pour être autorisé à défiler, narines grandes ouvertes, devant quatre merlans fatigués de tenir le garde-à-vous?

Ces affamés qui attendaient leur tour n'en croyaient pas leurs yeux de voir un enfant suffisamment bien nourri pour effectuer une tâche qui aurait justifié une carte de travailleur de force. Faire s'activer une paire de ciseaux au milieu d'un dédale de tickets de toutes les couleurs était une prouesse de suralimenté.

Suralimenté, je l'étais en effet car, les trois autres quarts de centième de la tranche de thon et le reste de la compagnie de merlans, je les amenais en douce et en cachette, qui à l'épicière, qui à la boulangère, qui au boucher pour recevoir en échange du pain, des biscottes, du bifteck et des pâtes. Les commerçants avaient leur façon à eux de me laisser jouer dans leur carte de rationnement.

                                                   ... (à suivre)............

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