Nous sommes au tout début, dans les premières pages. La première de mes héroïnes, Diane Bérangeon, vient de relever le courrier. Elle le transmet à son époux hémiplégique depuis quinze ans et ne pouvant plus parler. Elle a mis de côté une lettre lui étant adressée à elle personnellement. Elle n'en a pas parlé à son mari.
" Elle déposa en tas tous ces papiers sur une petite table accessible depuis le fauteuil dans lequel Arthur passait ses journées. Au même instant, la lettre revint à son esprit : qui pouvait bien lui écrire ? Avec ses filles, les contacts se faisaient par téléphone, à la rigueur par e-mails. Sa cousine d’Orléans n’écrivait jamais ; un coup de fil de temps en temps pour avoir des nouvelles. Elle se dit qu’il fallait qu’elle trouve le temps dans les moments qui allaient suivre pour décacheter cette lettre.
Et puis mince, la
préparation du repas de midi attendra. Elle s’assura qu’Arthur était branché à
sa télé, le regard un peu vide devant la magnificence du grand écran que ses
filles lui avaient offert pour la Fête des Pères cette année. Il n’avait que ça
pour le relier au monde. D’ailleurs, c’était une excellente façon de l’occuper.
Diane laissait la porte ouverte du petit salon attenant à la cuisine dans
lequel ils se trouvaient, lui et sa télé. Elle pouvait s’assurer ainsi que rien
d’anormal ne se produisait et lui pouvait se tenir au courant de l’avancement
ainsi que de la nature du repas aux bruits et aux fumets qu’il percevait
provenant de la pièce voisine.
Elle ouvrit le
tiroir du buffet, prit la lettre et s’adossa au meuble pour découvrir à son
aise le contenu de la missive.
Un couteau de
cuisine qui traînait là lui facilita la tâche. Elle n’avait pas de hâte. Elle
prenait son temps comme pour déguster encore plus l’attente en la prolongeant.
Donc, pourquoi se précipiter sur l’enveloppe, la déchirer sans précaution ?
Elle n’aimait pas ce désordre que créaient sur les tables des enveloppes de
courrier déchirées à la main. Le couteau laissait par contre une fine déchirure
sur le papier qui n’altérait en rien l’objet. Le contenu pouvait y être glissé
après lecture, retrouver son écrin et on pouvait presque penser ensuite que la
lettre n’avait même pas été ouverte pour garder son secret.
Quel était précisément
le secret contenu par l’enveloppe que tenait en main Diane ? Sans trembler
pour autant, elle se disait que c’était étrange cette lettre qui lui était
nommément adressée. Un peu d’émotion la gagnait à être reconnue comme personne
autonome par rapport à son époux. Tant de plis arrivés par courrier postal ne
faisaient d’elle que l’épouse de M. Arthur Bérangeon. Bien sûr, elle avait
conscience d’exister en tant que personne dans la vie de chaque jour. Très vite
après son mariage elle s’était procuré des occasions qui lui avaient permis de
conquérir une certaine indépendance dans le domaine des relations sexuelles.
Mais cela restait dans l’ombre, dans le secret. Une lettre à son nom qu’apportait
le facteur était comme la reconnaissance officielle de son existence propre.
Elle glissa délicatement la pointe du couteau
de cuisine entre le rabat qui la cachète et l’autre face de l’enveloppe, là où
elle a été pliée et collée : il s’y trouve toujours un faible bâillement
qui permet l’intrusion d’une lame pointue. Et, sans geste brusque, presque lentement,
après avoir trouvé le passage, elle fit avancer la lame. Délicatement car, et
si c’était la lettre d’un amoureux ? Elle ne voudrait pas le blesser … .
Elle pensa qu’elle était ridicule d’avoir encore de ces idées-là à son âge.
Voilà, l’enveloppe pouvait maintenant laisser
entrer deux doigts qui permettrait à Diane d’extraire la feuille de papier
qu’elle contenait. Aucun parfum apparemment ne s’exhalait. Une lettre
simplement administrative alors ? Voyons. Tapée à la machine, ou plutôt
non : transcrite par une imprimante après avoir été rédigée sur un
ordinateur. Une entête à gauche composée d’un titre : COMPLICES, comme
s’il s’agissait d’une entreprise. Et oui, effectivement c’était bien une
entreprise qui lui écrivait, puisque la missive commençait par Chère Diane Bérangeon, notre entreprise … .
Diane leva la tête, prête à ne pas poursuivre
la lecture de la lettre tant elle était déçue d’avoir cru à une surprise
heureuse. Pourtant, instinctive comme elle l’était, se serait-elle
trompée ? L’émoi qu’elle avait ressenti depuis qu’elle avait trouvé cette
enveloppe dans sa boîte l’aurait-elle induite en erreur ? Habituellement ce
trouble agissait sans jamais faillir. Elle l’avait vérifié dans maintes
circonstances. Elle dressa presque avec lenteur la lettre devant elle, la
tenant à deux mains pour bien en apprécier l’allure, la construction. Oui,
c’était une lettre administrative, du moins dans son allure, son style. Mais
son contenu, lorsque Diane en eut la révélation, la fit chercher vivement une chaise
pour y trouver refuge.
En voici le texte :
Chère
Diane Bérangeon,
Notre
entreprise « COMPLICES » s’adresse à vous comme à tous ceux qui
rencontrent des problèmes semblables à celui qui vous préoccupe actuellement.
Nous sommes là pour vous aider à mettre un terme à vos tourments.
Vous savez
de quoi nous voulons parler. Il est temps pour vous d’agir si vous voulez
profiter des dernières belles années qui vous restent à vivre. Nous pouvons
vous faire des propositions. Mais nous n’en dirons pas plus aujourd’hui car,
bien sûr, votre discrétion et la nôtre sont le garant de la réussite de notre
entreprise.
Si vous
voulez connaître notre proposition, allez sur votre boîte numérique. Vous y
avez un mail qui vous attend.
Nous vous
souhaitons une bonne soirée.
La
Direction de COMPLICES.
Stupéfaite ! Diane était stupéfaite !
Muette, pétrifiée, sans voix, sans réaction. Qui l’avait démasquée ? Qui
connaissait ses pensées les plus profondes, le désir immense qu’elle avait de
se libérer, de se débarrasser d’un poids énorme à ce moment même de sa
vie ?"
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